Bernard Fauchille:
AU-DELÀ DE LA SIMPLICITÉ DE LA MATIÈRE:
Les montages subtils de Terje Roalkvam

Il est bien dommage que l'art de la Norvège soit si mal connu en France: il nous révèlerait bien des surprises. Ainsi, on s'apercevrait qu'un artiste comme Terje Roalkvam nous demeure encore lointain, et c'est difficilement compréhensible.

En effet, Terje Roalkvam ( né en 1948, vit et travaille à Oslo ) est un de ces artistes qui détonnent un peu dans le panorama de l'art actuel, sensible à l'éphèmère, à l'ici-et-maintenant, à une certaine mélancolie... Ici au contraire, nous retrouvons une démarche déjà repérée à la fin du XIXe siècle: l'opposition, ou la conjugaison de divers matériaux dans une même oevre.

En effet, à cette époque, des sculpteurs comme Charles Cordier en France, ou Max Klinger en Allemagne se plaisaient à mêler diverses matières ( bronze, marbre, onyx... ) dans leurs oeuvres, et créaient ainsi d'étonnants effets illusionnistes et virtuoses à la recherche d'une imitation parfaite de la nature.

On sait aussi tout ce que les «Papiers collés» ( inventés par Braque en 1911, puis exploités par Picasso en 1912 ) ont engendré au XXe siècle, ouvrant grande la porte à l'irruption d'un fragment de réalité ( citation, métaphore, symbole d'une réalité noble ou plébeienne, ironique, mystérieuse, grave... ) dans le monde de l'oeuvre. Et cet emprunt au monde concret se double d'une autre découverte qui le structure: le montage. Cette technique, ou cette intuition, dont nous pouvons déceler maints exemples au fil des temps, et dans des domaines comme la musique, la peinture, la littérature, la cinéma entre autres, se caractérise par la juxtaposition de deux éléments, deux fragments de la réalité, d'où émerge une nouvelle signification, surprenante, enrichissante. Et celle-ci est plus le résultat d'une multiplication des sens des éléments signifiants que leur simple addition. Ajoutons enfin que l'esprit humain recherche ( et parfois bâtit, invente ) toujours une signification, explicite ou cachée, dans toute oeuvre qui lui est proposée.

Noue retrouvons cette pratique du montage chez Terje Roalkvam. Ses oeuvres combinent systématiquement deux matières, surtout depuis 1990: aluminium, marbre, cuir, granit, liège, bois, ardoise... Ce répertoire peut paraître limité, il n'en est rien. Car l'artiste travaille sur différents registres: aspect mat / brillant / satiné, rugueux / lisse, lumineux / terne, clair / sombre, lourd / léger, brut / travaillé, etc. Ces catégories, ainsi présentées, pourraient sembler simplistes, j'en conviens, et peu originales. Mais elles se déclinent heureusement en de multiples nuances et subtilités qui en appellent davantage à l'oeil et à la main qu'à la parole. De plus, ces recherches sur la matière se doublent d'une recherche sur la formes: triangles, carrés, cercles, trapèzes, cylindres, ou leur fragment, qui n'hésitent pas, parfois, à laisser un coté brut: une sorte d'arrachement à la matière, à la nature originelle, un rappel du non-formé avec une trace légère de l'intervention humaine.

Cette esquisse d'inventaire explore ainsi de facon très sensuelle les jeux, les confrontations entre deux matières, deux couleurs, deux tonalités plastiques, et donc engendrent en nous diverses perceptions et résonances. A cela s'ajoute le fait que la lumière et la position du spectateur par rapport à l'oeuvre ( de face, de biais... ) révèlent des nuances, des ombres, des reliefs plus ou moins prononcés, qui dévoilent de nouvelles et subtiles variations partculièrement bienvenues.

L'art de Terje Roalkvam peut ainsi se caractériser par la construction constante d'une oeuvre en équilibre entre la rigueur de l'intervention humaine et la diversité des matériaux très souvent naturels, entre la géométrie péremptoire d'un rectangle, d'une portion de cercle, et le hasard d'un granit gris – noir, ou la cassure, soigneusement sélectionnée en vérité, d'un fragment d'ardoise. Et refusant la monumentalité, Terje Roalkvam choisit pour ses oeuvres des dimensions plutôt modestes. De ce fait, grâce à lui, à sa subtile et sensible rigueur, nous pouvons engager un dialogue sensuel et rythmé tant avec l'esprit créateur de l'artiste qu'avec les multiples aspects de la matière, une sorte de réconciliation sereine, souriante des contraires, ce qui est assez rare de nos jours.

Bernard Fauchillle
Directeur des Musées, Montbéliard

Le texte était écrit pour le catalogue
accompagnant les expositions de Terje Roalkvam
à Lillehammer Kunstmuseum / N /
et Nordnorsk Kunstmuseum à Tromsø / N /,
toutes les deux en 2006